Il était une fois Loup. Loup n’avait pas de maître. Il s’installait tour à tour aux pieds de ceux qu’il croisait et écoutait les oreilles dressées les histoires que les humains voulaient bien raconter.
Loup cherchait sûrement quelque chose dans ses rencontres momentanées et furtives. Il lui semblait se voir parfois en miroir dans le cœur de certains qui se dévoilait au détour d’une image. Mais souvent il avait l’impression d’avoir laissé à l’autre un espace d’existence et d’expression.
Qui dit espace, dit limite. Et pour lui, parfois, c’était difficile de voir, de comprendre, d’accepter ce sens des limites, autant des siennes que de celles de l’autre.Il lui avait fallu plusieurs expériences malheureuses pour s’apercevoir qu’une limite, sous le masque d’un empêchement, pouvait être en réalité une protection.
Ayant grandi plutôt seul, barricadé dans un enclos aux barrières trop solides, Loup n’avait pas appris comme la chèvre de M. Seguin, qu’autour de lui, tout n’était pas bon. Il avait dû apprendre à reconnaître les mauvaises herbes des bonnes à force d’empoisonnements réguliers. Et, paradoxalement, Loup, si peu exposé au danger qu’il l’avait été par l’enfermement dans lequel il avait vécu, en avait un sens très élevé. Il se méfiait de tout ce qui bougeait autour de lui à un rythme ou une allure différente de la sienne.
C’est alors qu’il rencontra Ours. Ours, fatigué de la saison de l’été, s’apprêtait l’automne venu à hiberner. Ours dit à Loup : « Si tu promets de ne pas me réveiller avant que cela ne me convienne à moi, alors tu peux venir te reposer dans ma tanière autant de temps que tu voudras » Loup accepta la proposition. Mais, rester dans le noir, la chaleur, sans trop manger, à vivre sur ses réserves, cela devenait progressivement trop éprouvant pour Loup. Il devait bien reconnaître que ce temps-là l’avait rapproché de ses sensations, puisque maintenant il décelait avec plus d’acuité quand il avait froid, quand il avait faim, quand il était fatigué. Il ne restait plus comme avant à l’extérieur, exposé à tout ce qui pouvait venir le confronter tandis qu’il se trouvait dans un état de faiblesse plus ou moins avoué ou avancé. Il pouvait même en se rapprochant d’Ours éprouver ou retrouver un sentiment de sécurité dont il ne comptait plus les fois où il avait été mis à mal. Cependant, l’obscurité de la tanière d’Ours lui donnait de jour en jour un sentiment d’inertie de plus en plus lourde qui ne correspondait pas à sa nature. Après tout, il était d’une stature beaucoup moins imposante qu’Ours, et il avait moins de réserves. Il devait donc bouger davantage et manger plus souvent.
Il allait donc régulièrement voir ses amis arbres, réunis en forêt, ou même solitaires, ou pseudo-solitaires, puisqu’ils étaient tous en lien de racines avec leurs congénères. Auprès d’eux, entre eux, au milieu d’eux, il pouvait bouger, courir, sentir la souplesse de son corps revenir, et puis hurler dans toutes les directions, déjà pour entendre sa propre voix, et puis dans l’espoir d’entendre un jour aussi la voix d’autres loups comme lui.
C’est à l’occasion d’un de ces soirs, où fourbu d’avoir bondi de clairière en clairière, et slalomé entre ses amis arbres, que lui apparut, là encore plus ancré au fond de lui qu’il n’y aurait jamais pensé, le sens de son aventure. Ce qui lui tenait à cœur, et le tenaillait aux entrailles, c’était bel et bien de pouvoir vivre avec une meute de semblables, en lien stable et durable avec eux. Or, bien qu’il ait eu l’apparence d’un loup, la voix d’un loup – fluette, certes – la discrétion d’un loup qui sait observer patiemment de longues heures sans bouger, il ne manquait pas de se faire distinguer par son excessive réactivité.
Inévitablement, lorsqu’il approchait d’autres loups, il ne pouvait que s’attirer grognements, pincements, qui finissaient selon le tempérament des rencontres en échauffourées, voire en persécution. Immanquablement, Loup finissait seul, à devoir découvrir encore d’autres espaces, contenant son âme en peine, dans une forme de recherche effrénée.
Loup en avait pourtant fait des efforts pour se faire accepter et comprendre. Se voyant le pelage plus garni que ceux de son espèce, il s’appliquait régulièrement à se frotter aux écorces les plus rugueuses pour élaguer sa toison, se faisant même saigner au passage. Observant qu’il avait souvent des yeux trop grand ouverts voyant ce qu’il ne fallait pas voir, et une langue trop pendue disant ce qu’il ne fallait pas dire, il faisait en sorte de pas regarder plus loin que le bout de sa truffe et de garder pour lui ses vocalises. Cela avait d’ailleurs fini par créer dans sa voix une sorte de raideur sèche et cassante puisqu’il devait trancher ses élans vocaux aussi prestement que possible. Il n’y avait guère que dans les bois, au milieu des oiseaux, qu’il pouvait laisser couler sa voix, avec une souplesse et une rondeur qui le surprenaient par leur spontanéité. Même les oiseaux parfois en étaient étonnés et l’écoutaient avec attention. De surcroît il leur arrivait même de lui répondre et de prendre plaisir à échanger avec lui dans un étrange dialogue où la nature de leur être physique importait peu.
Régulièrement Loup tentait de s’approcher du membre de la meute qui lui semblait le plus apte à le considérer. Il essayait de lui faire remarquer tous les efforts qu’il avait faits pour s’adapter et pouvoir être présent sans être pesant. Mais déjà, son début d’explication faisait soulever le sourcil de l’autre et rider le pli de ses babines. Loup repartait penaud à tenter de s’améliorer encore, et encore pour devenir enfin acceptable puis accepté. Loup passa de longs jours, de longues semaines, de longs mois dans cet espoir de pouvoir sentir qu’il avait sa place au milieu des autres, comme lui, ou lui comme eux, enfin bref… vous comprenez…
Et puis vint un jour, un de ces jours qui semble commencer léger, mais où l’on sent dans le fond de l’air comme un froid qui pique. La meute s’était réunie et paraissait en joie. Elle s’agitait là, au fond de la combe, comme dansant avec enthousiasme. C’était comme les jours de retour de chasse, quand elle avait été bonne. Loup s’approcha et voyant à terre le gibier encore tout chaud, les autres en cercle autour lui barrant le passage, il sentit surgir une force qu’il ne se connaissait pas.
C’était une douleur qui lui fendait le poitrail, lui écartait les côtes, raidissait son cou. Un râle rauque s’échappa de sa gueule bouillonnante ; ses crocs apparurent décidés à se planter non pas dans la proie mais dans la jugulaire de celui qui l’empêchait de passer. Il se jeta sur le chef de clan, le griffa avec toute la vivacité de ses pattes, et le serra à la gorge.
Surpris par la puissance méconnue de Loup, l’élément alpha roula sur le dos et pour cette fois, fit profil bas. Il rampa à quelques distances de là, se remit sur ses pattes, s’ébroua et revint près de Loup, en lui laissant de l’espace. Loup comprit ce jour-là que sa place ne pouvait être garantie que s’il assumait en lui sa part de prédateur, et il se le promit.
Et loup y es-tu, que fais-tu ? Je me secoue l’échine.
Et loup y es-tu, que fais-tu ?
Gaffe à toi ; je n’ai plus de chaperon.
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