Il était une fois un village… aux abois.
La vie y était lente et souffrante. Les habitants y menaient une routine sans grand entrain ni enthousiasme, comme enveloppés dans un voile de brume, rongés par une sorte de vermine qui s’ingéniait à éteindre scrupuleusement toute tentative de joie, de fantaisie, d’initiative.
Chacun menait donc son chemin, n’en déviant point d’un pouce, convaincu qu’il en était ainsi pour son bien.
Ils ne se le disaient point, mais au fond d’eux murmurait une petite voix. Une voix rageuse, sourde, mordante, qui... faisait pointer du doigt cet autre-là, celui-là, celui qui n’avait pas respecté le pacte. « C’est de sa faute ! Maudit soit-il ! » ne cessait de ressasser la voix. « S’il avait fait comme les autres, on n’en serait pas là ! » serinait-elle à tout va. Celui-là, c’était le frère de la Belle. Il était mort depuis longtemps, et d’elle, ils n’avaient plus de nouvelles.
Pour vous résumer l’histoire, la Belle contre toute attente avait trouvé le bonheur auprès d’un monstre, aussi hideux qu’il était généreux. Curieuse d’ailleurs était cette réunion d’opposés, autant de laideur physique hébergeant tant de capacité à offrir et à prendre soin.
Les villageois n’y avaient vu que du feu tandis que la Belle, suivant l’élan de son cœur, était partie vivre au loin, dans un écrin merveilleux de douceur, de chant, de danse et d’abondance.
Le frère, intrigué, était parti à sa recherche et l’ayant retrouvée, la supplia de revenir au village. Le couple, circonspect, avait accepté moyennant condition. Les villageois devaient faire preuve de cohésion et solidarité. Ils leur lancèrent le défi de jeûner ensemble pendant sept jours et sept nuits et au bout de la septième nuit, le couple viendrait pour cette visite tant espérée.
De retour en sa demeure, le frère fit courir le bruit et tous le suivirent et se rassemblèrent dans ce grand mouvement collectif, entrevoyant le bonheur que ce serait pour ce frère de se voir réuni avec sa sœur et sa nouvelle famille.
Les premiers jours de jeûne furent relativement aisés ; disposant encore de quelques réserves de force et d’énergie, chacun pouvait se sentir un peu comme d’habitude, un peu moins vigoureux certes, mais encore doté de capacité à agir, interagir et rebondir.
Mais au bout de quelques jours, l’épuisement se fit sentir chez certains qui commencèrent à défaillir, à éprouver la faiblesse de ne plus pouvoir réagir, à ressentir comme une angoisse, un vague sentiment de danger rôder autour d’eux.
La plupart purent l’apprivoiser par la discipline de leur esprit et la concentration sur l’objectif de réunion et de paix entre tous. Ils tenaient bon car ils aimaient suffisamment leur frère pour souhaiter le voir heureux et contribuer malgré la gêne, le désagrément, l’inconfort, la dureté de l’épreuve ou la douleur même, à ce projet de bonheur.
Cependant, il y en eut un, un qui à lui tout seul suffit pour mettre à terre cette perspective… et ce fut le frère, lui-même !
N’y tenant plus, et honteux de ne plus tenir, il partit en cachette se ravitailler. Oh… pas beaucoup… juste ce dont il avait besoin, pour se sentir de nouveau sûr de ses moyens.
Lorsque le monstre arriva au village, avec tout le flair animal dont la Nature l’avait pourvu, il lui en fallut bien peu pour détecter l’incartade auprès du fautif dont émanait le fumet particulier de la nourriture toute fraîche. Le monstre furieux les traita tous d’incapables et leur prédit sept fois sept générations de désordres et de séparations ; il s’en fut avec la Belle dans un tourbillon de colère et l’on ne les revit jamais plus.
Depuis ce jour-là, la petite voix « C’est de sa faute ! S’il avait fait comme les autres ! » envahissait tous les esprits. « En plus, c’est lui qui vous l’a demandé » renchérissait-elle. Et chacun dans son coin ruminait l’injustice, la trahison, le manque d’intégrité, menant sa routine, sans grand entrain ni enthousiasme, imaginant non sans envie la Belle et son monstre continuant de vivre dans leur écrin merveilleux de douceur, de chant, de danse et d’abondance.
Ils ignoraient cependant que la colère du monstre avait eu ses répercussions. Celui-ci était devenu de plus en plus exigeant ; quant à la Belle, une part de son cœur s’était brisée de douleur. Et bien que leur tribu continua de montrer avec force d’application des marques de douceur, une forme de joie obligée et étalée, il y régnait désormais un climat comme décalé. « Ils ont bien fait tous les deux ! C’était la seule chose à faire, couper les ponts ! Non mais, quelle bande d’incapables ! Nous, c’est sûr, on aurait fait mieux qu’eux ! D’ailleurs, regardez comme on est joyeux ! »
Mais au fond du fond, le monstre devenait de plus en plus tâtillon ; le cœur de la Belle se demandait où était l’illusion ; et l’endroit n’apportait plus autant de satisfaction. La Belle se trouvait déchirée, tiraillée, écartelée de l’intérieur. Elle ne pouvait dire mot sans éveiller soupçon de trahison chez son époux et d’un autre côté, la déception qu’elle éprouvait tant envers lui qu’envers son frère, la sommait de trouver par n’importe quel moyen comment mettre les choses à plat et faire éclater la vérité, ou plutôt les faux-semblants.
La Belle se trouvait entre le marteau et l’enclume. Elle n’avait jamais vraiment appris à nager entre deux eaux. Elle avait compris depuis longtemps que ménager la chèvre et le chou ne donnait que rarement les résultats escomptés. D’un autre côté, elle voyait bien que la posture de la blanche colombe ne se laissant pas atteindre par la bave de crapaud ne conduisait à rien de mieux. Elle n’arrêtait pas de changer son fusil d’épaule, à la recherche d’un angle d’attaque judicieux et prospère pour tous. Éreintée enfin de tant de réflexion, elle opta pour coincer la bulle, dans l’attente d’une nouvelle inspiration.
Celle-ci ne tarda point et fit son apparition en la personne d’un étranger.
C’était un homme pas comme les autres, vous l’aurez deviné. Ce qui le rendait étranger ? Ce n’était pas son allure, somme toute banale. Ce n’était pas non plus sa façon de parler, qui bien que différente restait très compréhensible. C’était peut-être son « éclat », car il était entouré comme d’un halo blanc rayonnant.
Il cheminait à travers le monde, et échangeait une ou deux bonnes histoires contre le gîte et le couvert et cela semblait lui suffire.
Intriguée par cette présence singulière, la Belle alla à sa rencontre. L’étranger accepta son invitation pour la nuitée. Après une douce veillée où le tambour retrouva la résonance d’antan, où les histoires vinrent caresser les oreilles, faire vibrer les cordes sensibles et réveiller les pupilles, l’étranger repris sa route au petit matin.
Il remercia la Belle de son hospitalité et en guise d’adieu lui remit un petit bout de papier.
Alors que l’homme s’éloignait, elle lut les quelques mots hâtivement griffonnés : « Je t’aime. J’entends ta douleur. Je suis avec toi. »
Elle comprit que c’étaient là les mots qu’elle attendait de recevoir depuis si longtemps. Que ces mots-là étaient ceux dont son époux et son frère avaient aussi besoin. Et que c’est enfin à travers eux que la solitude prédite trouverait son terme, permettant au lien paisible entre tous de renaître et de se recréer.
Et depuis ce jour-là, elle adressa ces mots À ceux qui étaient restés là malgré tout À ceux qui allaient revenir malgré tout À ceux qui ne reviendraient pas malgré tout.
Cette histoire est inspirée par un récit traditionnel amérindien que j'ai entendu de la bouche de Lewis Mehl-Madrona. Le récit d'origine raconte de façon symbolique l'origine des maladies. J'étais contente de cette découverte... mais j'étais restée sur ma faim ! Une fois connue l'origine de la situation, j'avais besoin d'y apporter une autre fin :-) J'espère qu'elle vous aura plu. Merci de vos avis et de vos autres propositions d'évolution !
Une part de vous s'éveille et a besoin de trouver de l'apaisement ?
Peut-être pourriez-vous la lui offrir en lui proposant une pause ou éclairage nouveau au travers de l'une de ces approches ?
Si tel est le cas, je vous accueillerai et vous accompagnerai avec plaisir. À bientôt !
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