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La poupée russe au Louvre (2)


Le ciel était gris et maussade. Les nuages bas formaient un couvercle pesant au-dessus des toits hérissés de cheminées et d'antennes. Elles étaient comme autant de herses tentant vainement de déchirer la toile épaisse et grisâtre du plafond empesé afin de le rayer d'un trait de ciel bleu ou d'une courbe de lumière. Il contemplait ce geste désespéré des habitations parisiennes depuis la fenêtre de son bureau au dernier étage de son immeuble haussmannien. Sa réflexion était entrecoupée de soupirs et de claquements de langue. Machinalement, il se passait la main droite dans les cheveux comme si cela pouvait l'aider à mettre de l'ordre dans des pensées aussi visqueuses et collantes qu'un gruau pauvre et sans attrait dont la surface éclate en bulles anarchiques dès lors qu'il est trop chauffé. Empêtré dans cette sensation de lourdeur et d'embarras, le conservateur du Louvre, vêtu d'un costume trois pièces au bleu suranné et aux rayures aristocratiques, pivota sur ses talons, s'approcha de son bureau et lut pour la énième fois les différents gros titres de la presse.

"Le Louvre : un hôtel de passage" " Le plus grand musée de France aussi sûr qu'un hall de gare" "Les alarmes du Louvre connues du KGB" "Où passe le budget du patrimoine ? Certes pas dans la sécurité !" Le conservateur prenait les journaux un par un, lisait un chapeau sur l'un, quelques lignes dans un autre, et il les jetait sur sa table de travail, pêle-mêle, la mine perplexe et dépitée. "Mais comment a-t-elle fait ?" "Et pourquoi ?" "Que faisait-elle sur cette banquette?" Ces 3 questions le taraudaient, le démangeaient, l'agaçaient de leur valse lancinante dans les méandres embourbés de son cerveau. Il était arrivé presque en même temps que la police venue arrêter la "suspecte" comme il l'avait ordonné au gardien de ronde du petit matin. Au téléphone, à 4h14, celui-ci avait été bref et sec : "Monsieur le Conservateur, nous avons un code 5412. J'appelle les forces de l'ordre".

L'appel avait tiré le conservateur de sa méditation nocturne. Depuis de nombreuses années, des insomnies assaillaient quotidiennement ses nuits entre 3h30 et 5h. Il avait tout essayé : clinique du sommeil, hypnose, EMDR, acupuncture, magnétisme.... rien n'y avait fait. Il semblait condamné à vivre le reste de ses nuits l'oeil grand ouvert entre 3h30 et 5h. Alors dans son appartement feutré, au creux de l'obscurité, après avoir savouré un fruit ou bu une tisane parfumée, il s'asseyait dans son fauteuil Ancien Régime, se couvrait d'une couverture, et il attendait. Il observait les contours des meubles dans la pénombre, entendait au loin parfois le vrombissement d'une voiture , sentait l'odeur du papier vieilli de ses collections de livres alignés sur de mètres de bibliothèque. Et puis, il percevait dans ses pieds la vibration du sol au passage du premier métro de la journée. Il se levait alors, pliait sa couverture qu'il déposait avec soin sur son fauteuil, tapotait le dossier et retournait se coucher. Ce matin là, à 4h14 précises, le téléphone avait sonné. Il avait sursauté comme surpris dans un rêve et avait décroché d'un mouvement automatique. "Allô ? (...) Ohh ! (...) Oui, la procédure. Appliquez la procédure." Pris d'une soudaine frénésie, il s'habilla promptement et se rendit au musée aussi vite que sa voiture de fonctionnaire, ancienne bien que bien entretenue, le lui permit. Quand il arriva dans les arrières du musée, il trouva 2 motos, une voiture et un fourgon de police garés en file indienne devant les accès et empêchant tout passage. La lueur bleutée et intermittente des gyrophares accentuait l'air fantasmagorique de ce petit matin brumeux. Il dût garer sa Peugeot un peu plus loin et revenir à pied, inquiet et marmonnant du brouillard. Alors qu'il approchait du porche, il distingua seulement une silhouette féminine, vêtue d'un imperméable clair, affublée de la masse imposante d'un policier en uniforme qui lui écrasait la tête de sa large main et la poussait en l'engouffrant dans le fourgon. Il put à peine voir la couleur blonde de la chevelure "suspecte" se rebeller sous la bousculade bourrue de l'agent. À part l'élan de cette mèche, rien ne laissait entrevoir chez cette femme une quelconque opposition ou résistance.

Un des agents en civil présents interrompit sa conversation avec le garde du matin et le concierge et s'approcha du conservateur : "M. Thibaud, merci d'être venu, ce n'était pas la peine. Tout est en ordre. Nous emmenons la suspecte au poste et nous l'interrogeons. Aucun vol à déplorer. Je vous tiens au courant. Passez au poste dans la matinée pour signer votre plainte."




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